Introduction

La problématique des fake news est aujourd’hui au cœur de nos sociétés. La création d’un conseil de déontologie journalistique en France en décembre 2019, dont le but est notamment de répondre à la défiance qui affecte les médias et de constituer un laboratoire d’idées pour lutter contre les fake news, en est la preuve. Si le terme « fake news » est utilisée en France de manière générique, il faut noter que ce terme signifie en anglais une fausse information diffusée pour tromper le public, de manière intentionnelle. Il faut donc la dissocier de l’erreur journalistique. Nous retiendrons ici cette définition restreinte et originelle. Les gouvernements tentent aussi de légiférer pour stopper la propagation des fake news. Mais une autre solution tente de parvenir à la même fin. Le fact-checking, défini par l’Agence nationale de la recherche comme le fait “de valider l’exactitude des chiffres et des informations énoncés dans un texte ou un discours”, est aujourd’hui en pleine expansion dans le monde entier.

Il constitue actuellement un élément central dans une société où les médias sont fortement consommés (on parle ainsi d’ « infobésité » pour désigner ce flux continu et dense d’informations) mais aussi décriés. Bien plus qu’une nouvelle facette du journalisme, il a transformé l’arène politique et la société en général. Le fact-checking apparaît comme un réel bénéfice pour la bonne information de la population, ce qui est une des conditions de l’existence d’une démocratie. Des partis politiques, notamment lors des campagnes présidentielles, s’emparent aussi de cet outil pour scruter le discours des candidats et avoir la possibilité de les parer. Cependant, certaines personnes, comme le consultant Arnaud Dupui-Castérès, pointent également les inconvénients de ce phénomène : le fact-checking décrédibiliserait les personnalités politiques entraînant “un délitement du système démocratique”. 

Le fact-checking, une pratique nouvelle?

Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, le fact-checking n’est pas une pratique nouvelle. En effet, dès les années 1920, aux Etats-Unis, des fact-checkers sont employés par certains magazines, comme Time. Mais leur rôle est bien différent de celui d’aujourd’hui : il s’agit de vérifier les informations a priori, c’est-à-dire avant la publication du journal, afin de garantir l’exactitude des contenus.

L’évolution du fact-checking est en fait indissociable des transformations numériques. Après une période de déclin, il connaît un renouveau à partir du début du XXIème siècle aux Etats-Unis. Sa fonction principale consiste alors à sélectionner des propos tenus par des personnalités politiques et à en vérifier l’exactitude a posteriori grâce à des données jugées fiables (rapports, archives…). D’abord développé par des initiatives universitaires, il est ensuite repris, à l’occasion de la campagne présidentielle de 2008, par les médias. “The Fact Checker” (développé par le Washington Post, sur le journal papier puis sur internet) qui accompagne chacune de ses vérifications d’un nombre de Pinocchio pour signifier le degré de vérité du propos figure parmi les initiatives les plus fondatrices. Cet essor survient dans un contexte particulier. Tout d’abord, le secteur subissant une crise économique et faisant l’objet d’une défiance grandissante, le fact-checking apparaît comme un moyen de crédibiliser les contenus. Par ailleurs, il se construit en particulier en réponse au développement d’Internet et des réseaux sociaux qui facilitent la propagation des fake news tout en profitant de cette “opportunité technologique” (Bigot, 2018) permettant notamment de partager des informations via des sites internet et d’accéder à une grande quantité de données. 

En France, le fact-checking a connu un essor dans la dernière décennie. Libération, via sa rubrique “Désintox” mise en place dès 2008, fait figure de pionnier. Les autres médias traditionnels ont suivi avec notamment “Les Décodeurs” pour le journal Le Monde, “Le vrai du faux” pour France Info, « Afp Factuel » pour l’Agence France Presse ou “Les observateurs” pour France 24. Cependant, plus de 60% des sites d’information européens n’appartiennent pas à des médias établis et traditionnels comme ceux que nous venons de citer (Graves, Cherubini, 2016).

Aujourd’hui, le fact-checking se transforme encore, au gré des avancées technologiques. Par exemple, la vérification des faits en direct lors de certaines émissions politiques a été expérimentée. Il faut aussi noter qu’un fact-checking collaboratif est en train de se développer, notamment par l’intermédiaire de la plateforme web indépendante CaptainFact. Dans ce cadre, les internautes collaborent pour vérifier eux-mêmes des informations présentes sur le web, notamment dans des vidéos. Par exemple, chacun peut citer une affirmation présente et la valider ou l’infirmer avec des sources fiables. On assiste ainsi à un certain empowerment du public. Une diversification des acteurs et une collaboration grandissante est ainsi à l’oeuvre. En 2017, à l’occasion des élections présidentielles, seize rédactions françaises se sont associées dans le cadre de l’outil CrossCheck qui vise à vérifier des contenus douteux circulant sur le web. Cette initiative associe également Facebook, partenaire du projet qui s’est engagé à faciliter la détection des infox, et le public, qui peut signaler des informations qui lui semblent discutables.

Des outils diversifiés

Par ailleurs, à l’heure du big data, le fact-checking a pu compter sur de nouveaux outils (analyse statistique, infographie, etc.), des outils qu’il partage avec le datajournalisme (ou journalisme de données). Ici encore, une volonté de se rapprocher d’une exactitude virtuelle et de l’objectivité via une démarche d’investigation en toute transparence est affichée. Les sites de fact-checking intègrent de plus en plus de contenus augmentés comme des vidéos afin de compléter, voire de remplacer, des articles écrits. Il est donc intéressant de se questionner sur l’efficacité des différentes méthodes de fact-checking. Une littérature se développe d’ailleurs à ce sujet, comme nous le détaillerons plus tard. Il a par exemple été démontré que plus l’explication était détaillée et argumentée, plus le “debunkage” était efficace (Chan et al, 2017). L’utilisation de diagrammes circulaires pour montrer un certain consensus sur un sujet (Van der Linden et al, 2014) ou du pourcentage de propos faux tenus par politicien (Agadjanian et al, 2019) serait également particulièrement convaincant.

Une efficacité débattue

Aujourd’hui, l’effet réel du fact-checking est difficile à évaluer. Par exemple, l’étude de Nyan et de Reifler a mis en évidence que le fact-checking pouvait avoir un’“effet rebond” (ou “effet backfire”) sur le public si les informations remettaient en cause ce qu’ils pensent (Nyhan and Reifler, 2010). Plus que simplement être ignorés par ces individus, ces éléments contradictoires pourraient selon eux renforcer leurs opinions. En effet, dans leur enquête, les individus conservateurs deviennent plus convaincus de la présence d’armes de destruction massive quand ils sont confrontés à des preuves qu’il n’y en avait pas que quand ils n’y sont pas soumis. Cependant, ce résultat a récemment été nuancé par une étude qui a montré que cet “effet rebond” était assez spécifique à ce sujet des armes de destruction massive et qu’il n’était pas présent pour les 35 autres sujets étudiés (Porter, Wood, 2016).

Un autre biais a été étudié, comme nous l’a expliqué David Allais, ancien journaliste et directeur d’une association qui cherche à développer la diversité dans les médias : “Une des limites du fact-checking, c’est “l’effet Colombo” : le fait que le fact-checking sert plus aux personnes déjà convaincues que l’information est douteuse.” En effet, des études ont montré que ce n’étaient pas les personnes les plus sensibles aux infox qui consultaient ces articles. Mais en même temps, cela peut aussi avoir des effets intéressants : “Cela permet à ces individus d’avoir de nouveaux arguments et d’être davantage capables de convaincre d’autres personnes” a poursuivi David Allais.

Des thèmes divers : l’exemple de la santé

La place grandissante des réseaux sociaux oblige les fact checkers à étendre leur vérification aux rumeurs qui circulent sur ces plateformes et à aborder des sujets moins purement politiques. En effet, le duo fake news / fact-checking se retrouve dans des domaines aussi variés que la sphère politique, le sport ou le domaine de la santé et de la nutrition. La réflexion à l’égard de ce dernier domaine présente néanmoins quelques spécificités. En effet, une fake news sur un sujet en lien avec la nutrition ne cherche pas, a priori, à utiliser les fluctuations d’une actualité chaude. Par exemple, dans le domaine du sport, les déclarations d’un acteur du milieu peuvent en quasi simultané déclencher la création d’une infox liée à un potentiel transfert de joueurs, à la nomination d’un dirigeant, au rachat d’un club, etc. Le cas du traitement par les différents médias internationaux des transferts d’un joueur célèbre comme le brésilien Neymar Jr. est un excellent exemple de ce phénomène de création de fake news en lien avec l’actualité. 

A l’inverse, la nutrition et la santé fait appel à des éléments scientifiques ou à des données invariables dans le temps (qualités nutritionnelles d’un aliment, leurs effets sur le corps, etc). Ces informations factuelles ne sont en théorie pas indexées sur les fluctuations de l’actualité. De ce constat-là, on peut penser que quantitativement, les sources de fact-checking s’attachent en général prioritairement à “debunker” (montrer que l’information est fausse) les fake news liées à l’actualité fluctuante et ayant un impact immédiat dans la sphère politique par exemple. Néanmoins, il est important de soulever le fait que les fake news liées à la santé ou à la nutrition sont tout autant (voire bien plus) importantes que celles d’autres domaines. En effet, les conséquences néfastes sur un individu ou un groupe d’une pratique dangereuse, mais préconisée par une fake news, sont à déplorer de manière immédiate ou de façon irréparable.

Il convient de noter toutefois que le domaine de la nutrition et de la santé est aussi concerné par des actualités “chaudes”. Cela s’illustre avec les scandales sanitaires. On peut citer ici l’exemple du scandale ayant touché l’usine Spanghero au sujet de la viande de cheval ou plus récemment du scandale du glyphosate. Le fact-checking en lien avec la santé et la nutrition paraît donc plus qu’essentiel; c’est pourquoi nous avons décidé de nous intéresser à cette thématique. Ce thème a été largement délaissé par les différentes études, qui s’intéressent davantage au fact-checking d’ordre politique. Le domaine de la santé cristallise de plus tous les enjeux du fact-checking (diffusion de nombreuses fake news à ce sujet et notamment via les réseaux sociaux, nécessité – à caractère presque vitale – d’un débunkage,…). Des entreprises agro-alimentaires et de différents groupes de pression jusqu’aux consommateurs, en passant par les médias de toutes sortes (médias traditionnels, blogs santé, comptes Facebook ou Instagram aux noms accrocheurs), les acteurs sont ici encore très divers. Il est donc également intéressant de se demander si le statut du média influence la crédibilité du fact-checking perçue par les lecteurs.

Face à ces enjeux, une problématique se dessine : dans quelle mesure les diverses stratégies de fact-checking employées par ces différents acteurs parviennent-ils à convaincre de l’inexactitude des informations ? 

Hypothèses de recherche

Nos hypothèses de recherche porteront principalement sur l’efficacité des différents types de fact-checking. Nous postulons ainsi plusieurs corrélations que nous vérifierons, ou infirmerons, au cours de cette étude. 

H1 : le fact-checking permet à la fake news de gagner en ampleur, en termes de personnes en ayant connaissance, mais cette dernière sera reconnue comme fausse par un plus grand nombre d’individus. C’est ce qui est ressorti de plusieurs études (Walter et al, 2019 notamment) ; nous chercherons donc à confirmer ce résultat. Il s’agit ici de l’objectif même du fact-checking.

H2 : les individus possédant des connaissances dans le domaine de la nutrition auront moins tendance à croire une fake news relative à ce domaine, que ce soit après avoir parcouru un article de fact-checking ou en ayant seulement lu l’infox. Leurs connaissances leur assurent un savoir théorique qui infirme totalement certaines fake news.

H3 : en s’appuyant sur les résultats de l’enquête ayant montré l’efficacité des représentations visuelles (Van der Linden et al, 2014), nous présumons que l’utilisation d’une représentation visuelle spécifique, la vidéo, est plus efficace qu’un simple texte. La vidéo permet d’appréhender pédagogiquement les enjeux et produit une impression plus forte au lecteur qui voit le journaliste et personnalise le “debunkage” alors que des articles de fact-checking sont plus impersonnels.

H4 : on présuppose que les médias traditionnels, c’est-à-dire les médias ayant défini le paysage médiatique d’hier et définissant celui d’aujourd’hui, sont plus efficaces que les nouveaux moyens de communication qui ont émergé avec l’activité en ligne, à savoir les blogs, les nouveaux journaux numériques et certaines pages de réseaux sociaux. En effet, les médias traditionnels disposent a priori d’une légitimité plus forte, mieux assise, que les nouveaux médias, bien qu’une certaine défiance apparaisse dans certaines couches de la population face aux médias traditionnels vus comme obéissant au pouvoir et faisant partie d’une élite corrompue.