Avant toute analyse des données, il convient de rappeler les spécificités de l’échantillon. L’échantillon des trois questionnaires est relativement restreint, allant de 19 à 26 personnes. La répartition homme/femme est presque égale pour les trois questionnaires. La répartition en catégories d’âge est, elle, inégale, et le questionnaire 2 est globalement plus éduqué. Vis-à-vis du processus de fact-checking, les disparités sont marquées entre les trois échantillons. Enfin, tout échantillon confondu, très peu travaillent dans le domaine de la santé mais les connaissances générales dans ce domaine sont plutôt bonnes. Elles cachent néanmoins des disparités entre les échantillons:

Effectif : N=65, individus de plus de 15 ans
Efficacité du fact-checking
Le deuxième objectif de l’étude est de mesurer l’efficacité du fact-checking en fonction du statut du fact-checker. Nous avons ainsi comparé média traditionnel et média nouveau ou émergent. Par média traditionnel, nous entendons un média ancien et nationalement connu, ici un article du Monde. Par média nouveau, nous désignons les nouvelles formes de média, moins connues et plus personnelles, ici un article d’un blog peu connu du grand public (Agriculture, alimentation, santé publique… soyons rationnels, un blog critique envers les médias et le monde politique, traitant principalement des domaines de l’agriculture et de la santé).
Les blogs paraissent en effet une alternative plausible aux médias traditionnels, qui sont parfois accusés d’être corrompus et trop mainstream. Ces derniers peuvent en effet être sous l’influence des lobbys des grandes firmes multinationales. Cette question de la méfiance est fondamentale et se retrouve de manière plus générale à l’égard des organismes publics. La défiance est considérée, dans nos entretiens, comme un des éléments qui entravent l’efficacité du fact-checking comme nous l’a expliqué cette cadre.
“Aujourd’hui, la méfiance est aussi par rapport au discours des pouvoirs publics donc je ne pense pas que cela [le fait de s’appuyer sur des rapports d’agences publiques] puisse convaincre quelqu’un qui est anti-vaccin”.
Véronique*, 49 ans, cadre
Les blogs pourraient donc trouver leur place dans cette nouvelle équation. Le Memogate en 2004 aux Etats-Unis en est une illustration. Manuel Miranda a publié des mémos confidentiels sur son blog, qui ont ensuite été repris par les médias classiques. Les médias nouveaux et particulièrement les blogs apparaissent ainsi comme des sources alternatives d’information. Barbara Kaye distingue quatre catégories de motivation à venir sur un blog, dont une qu’elle nomme Anti-Traditional-Media Sentiment and Fact-Checking (Kaye, 2007). C’est au nom d’une surveillance citoyenne renouvelée du politique que les blogs représentent un intérêt dans le fact-checking.
De plus, l’efficacité des fact-checkers traditionnels a souvent été critiquée par des chercheurs. Lucas Graves en est un bon exemple (Graves, 2016). Il distingue quatre facteurs affaiblissant leur action de fact-checking. Le premier est qu’ils manquent de temps et que la non-nécessité de rechercher un scoop est compensé par l’accélération du temps médiatique. Ils doivent rédiger des articles le plus vite possible, notamment après des débats politiques télévisés. Le deuxième est que différents fact-checkers reconnus peuvent parfois arriver à des conclusions différentes, ce qui détériore profondément leur crédibilité. Le troisième est qu’il s’agit tout de même d’une friendly competition of rivals. Ils se citent entre eux, une sorte d’esprit de camaraderie se forme dans le cercle des fact-checkers, ce qui là encore renforce la perception de média corrompu et mainstream. Enfin, le quatrième est que les fact-checkers traditionnels ont été amenés à s’attaquer à des personnalités puissantes qui pouvaient influer sur leurs journaux. Les médias nouveaux échappent quant à eux à la plupart des pressions qu’une personne puissante pourrait exercer, ce qui constitue un grand avantage.
Enfin, Walter & al. ont montré dans leur étude parue en 2019 l’absence de corrélation entre efficacité du fact-checking et statut. Plus précisément, ils ont constaté qu’il n’y avait pas de différence significative entre les articles qui mettaient en valeur leur site de publication (avec les valeurs d’objectivité et de sérieux qui vont de pair) et ceux qui ne le faisaient pas. Ils montrent également que la différence est minime entre les articles exposant un logo d’auteur et ceux qui n’en exposent pas. Cela n’était pas le cœur de leur recherche, mais les résultats nous ont paru un peu surprenants, surtout à la vue des résultats de notre enquête
Penchons-nous maintenant sur les résultats obtenus dans le cadre de notre étude. Pour la clarté du propos, le groupe témoin est désigné ci-dessous par « questionnaire 1 », le groupe du fact-checking média traditionnel par « questionnaire 2 » et le groupe du fact-checking média nouveau par « questionnaire 3 ».

Effectif : N=65, individus de plus de 15 ans
Les trois questionnaires ont donc une portion minime de personnes croyant à la fake news, c’est-à-dire ayant répondu « absolument vraie » (0%) ou « plutôt vraie » (entre 10 et 15%). La portion de « plutôt vraie » demeurant constante entre les questionnaires, voire augmentant pour le troisième, on voit sur ce dernier point que le fact-checking n’est pas très convaincant pour les personnes croyant à la fake news.
Le média traditionnel demeure plus efficace que le média nouveau et peu connu
Intéressons-nous maintenant au pourcentage des personnes indécises, qui ont choisi « plutôt fausse ». Dans le questionnaire 1, 63% estiment l’information « plutôt fausse » et 26% l’estiment « absolument fausse ». Par souci de concision, nous abrégerons cela en 63/26. Pour le questionnaire 2, l’échantillon est beaucoup plus convaincu du caractère mensonger de l’information, avec un score de 35/55. De la même manière, le questionnaire 3 atteint 38,5/46.
Cet impact du fact-checking est majeur. La majorité des personnes ayant des doutes sur l’information proposée par la fake news trouve une réponse claire de la part du fact-checking. Environ 25% de l’échantillon est convaincu par le fact-checking (sous les deux formes proposées), passant de l’opinion « plutôt fausse » à « absolument fausse ». L’effet du fact-checking est donc vérifié, validant l’hypothèse H1.
Une autre conclusion ressortant de ces résultats est que le fact-checking du média traditionnel, Le Monde, convainc plus que celui du média nouveau, un blog inconnu du grand public. La différence est significative, le debunkage du Monde ayant 55% de « absolument fausse » contre 46% pour celui du blog. L’aura d’autorité émanant du Monde explique probablement une telle différence. Lecteur régulier ou non, les individus identifient l’article comme venant d’une source fiable et sont donc plus à même de croire le debunkage. Au contraire, le blog inconnu peut, lui, faire justement penser à un site propageant des fake news.
L’effet pervers du média nouveau
L’enseignement le plus intéressant à retirer de ces résultats est que le fact-checking du média nouveau et peu connu, semble avoir un effet pervers. En effet, la part de personne considérant l’information comme « plutôt vraie » est plus élevée que dans les deux autres questionnaires, s’établissant à 15,5%.
Plusieurs éléments fournissent des pistes d’explication à ce phénomène. L’aspect du site peut donner une impression d’amateurisme, que tout le monde pourrait faire. Le style décontracté de l’écriture va en ce sens (« Eh oui, c’est la énième itération infirmant les théories du sinistre Andrew Wakefield », par exemple). L’aspect austère du site et le manque relatif de renvoi vers des figures d’autorité (médias connus) sur ces pages contribuent aussi à affaiblir le debunkage. Enfin, le caractère peu vérifiable et peu connu de la source parait plus contribuer à répandre la fake news qu’à l’invalider.
Réactions au fact-checking
Les autres résultats obtenus suggèrent également plusieurs pistes d’interprétations

Effectif : N=65, individus de plus de 15 ans
La plus forte proportion de « ne rien faire » dans les questionnaires 2 et 3 montre que le fact-checking influe probablement sur la perception des fake news. En effet, cela peut s’expliquer par deux phénomènes contradictoires (on met de côté le potentiel désintérêt des personnes interrogées).
Le premier est l’échec du fact-checking. « Ne rien faire » peut être perçu comme une résistance à l’argumentaire du fact-checking. Plus précisément, cela signifie que les opinions de l’individu n’ont pas changé, soit qu’il était déjà convaincu soit qu’il n’y a pas cru. La deuxième explication, plus probable, est que le fact-checking a réussi et qu’il a convaincu l’individu. Chercher d’autres articles est le signe d’un doute persistant, et donc d’un échec du fact-checking. Il y a probablement un mélange de ces deux processus dans les résultats globaux des questionnaires, et affirmer lequel est prédominant est impossible.
De la même façon, il y a une plus grande proportion de personnes voulant « en parler à un médecin », « en parler à une connaissance qui travaille dans le domaine de la santé » et « en parler à un proche » . Soit il s’agit de demander si l’information est vraie, auquel cas le fact-checking a échoué, soit pour dire que l’information est fausse ou pour s’en moquer, auquel cas le fact-checking a rempli sa tâche.
Or, d’autres résultats indiquent que la seconde explication prévaut.

Effectif : N=65, individus de plus de 15 ans
Parmi les réponses du questionnaire 1, le doute prévaut dans l’origine du partage. Les réponses « pour que d’autres personnes soient au courant » et « pour demander la confirmation d’une personne » forment ainsi une majorité des individus interrogés. Dans les questionnaires 2 et 3 la proportion de « pour prévenir que l’information est fausse » progresse énormément, devenant même majoritaire pour le questionnaire 2.
Ainsi, le partage de l’information relève de deux tendances. La première, dans le cadre du questionnaire 1, est une logique du doute et de la confirmation. On partage pour demander si l’information est vraie ou pour s’assurer qu’elle est fausse. La deuxième relève plutôt de l’infirmation. On partage pour que d’autres ne tombent pas dans le piège ou l’illusion.
Les questionnaire 2 et 3 sont plus hétérogènes et mélangent ces deux tendances. Certaines personnes ne sont pas entièrement convaincues, mais le pourcentage de ceux qui veulent « prévenir que l’information est fausse » a sensiblement augmenté. L’impact du fact-checking n’est pas radical, mais il influe tout de même substantiellement.
Par ailleurs, on retrouve la différence d’efficacité entre les questionnaires 2 et 3 dans la deuxième tendance. La plus grande proportion de « pour demander la confirmation d’une personne que vous connaissez et qui a des connaissances dans le domaine de la santé » du questionnaire 3 illustre une moindre efficacité. Le debunkage a moins bien fonctionné et le doute persiste chez plus d’individus.
L’impact important des variables exogènes au fact-checking
Nous avons répété l’étude du niveau de connaissance mais cette fois-ci sur le thème de la santé et de l’autisme. Sur les 7 questions abordant des points techniques du thème de la santé, nous avons décidé de ne pas prendre en compte la question des vaccins obligatoires en France, car complexe et finalement pas très représentative. Sur les 6 autres, une personne a été jugée comme ayant des connaissances si elle a eu au moins 4 réponses justes.
Effectif : N=65, individus de plus de 15 ans
Les résultats sont plutôt surprenants. La part de « plutôt vraie » est beaucoup plus élevée parmi les individus ayant de bonnes connaissances! D’un autre côté, il y a plus de personnes convaincues du caractère mensonger de l’information parmi ce groupe.
La proportion plus élevée de « plutôt vraie » parmi les personnes ayant de bonnes connaissances peut s’expliquer de trois manières, dont deux en lien avec la nature de l’échantillon. En effet, une meilleure connaissance de la santé et de l’autisme mène logiquement à réfuter la fake news en présence. La première explication possible est la résistance des personnes ayant de bonnes connaissances au fact-checking. Plus les individus ont de connaissances, plus le fact-checking aura du mal à influer sur eux (Young et al., 2018). La deuxième explication découle du faible nombre d’individus interrogés. Cela donne un poids plus important aux personnes potentiellement atypiques et ne permet pas aux données d’être représentatives. Enfin, la troisième explication, qui est étroitement liée à la deuxième, est que les personnes ayant répondu et eu 4 bonnes réponses sur 6 ont eu de la chance. Leurs choix, peut-être faits au hasard, rendent ces données peu cohérentes avec la théorie logique.
Cependant, la part d’individus considérant l’information comme fausse est substantiellement plus élevée chez les personnes ayant des connaissances importantes (près d’un individu sur deux) que chez celles qui n’en ont pas (un peu plus d’un individu sur 4). L’hypothèse H2 ne peut donc être rejetée.
*Les prénoms ont été modifiés.